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ENVIRONNEMENT Découvrez, chaque jour, une analyse de notre partenaire The Conversation. Aujourd’hui, des chercheurs de l’université d’Avignon nous expliquent comment de simples fourmis parviennent à « nettoyer » des écosystèmes dégradés

20 Minutes avec The Conversation

Publié le 07/10/20 à 08h55 — Mis à jour le 07/10/20 à 18h46

Détail de l'exposition Mille milliards de fourmis (Palais de la découverte, 2013/14)   // Photo : V. Wartner / 20 Minutes

Détail de l'exposition Mille milliards de fourmis (Palais de la découverte, 2013/14) // Photo : V. Wartner / 20 Minutes — VINCENT WARTNER / 20 Minutes
  • Les colonies de fourmis peuvent restaurer un écosystème dégradé par leur action de brassage des sols, selon une étude publiée par notre partenaire The Conversation.
  • Sept ans après leur introduction dans un échantillon de terre dégradée par la fuite d’un oléoduc, des colonies de fourmis moissonneuses en ont spectaculairement accéléré les reconstitutions organique et végétale.
  • L’étude a été menée par Thierry Dutoit, directeur de recherches au CNRS en ingénierie écologique, et ses collègues de l’université d’Avignon François Mesleard, Olivier Blight et Tania de Almeida.

 

Le 7 août 2009, la fuite accidentelle d’un oléoduc provoquait une marée noire terrestre sur plus de 5 hectares dans la plaine de la Crau, au cœur d’une réserve naturelle située dans le sud-est de la France.

Devant l’ampleur de la pollution générée par les 4.700 m3 de pétrole brut épandu, 72.000 tonnes de sols pollués sont retirées l’année suivante sur une profondeur moyenne de 50 cm pour être ensuite stockées dans une décharge spécialisée.

Depuis, plusieurs méthodes ont été testées pour restaurer les écosystèmes dans la zone. L’une d’entre elles est fondée sur l’introduction de fourmis moissonneuses dans les sols dégradés.

 

Détruire pour mieux reconstruire

Après la catastrophe, une colossale opération de transfert de sol a dans un premier temps été mise en place au printemps 2011 pour reboucher le trou créé par le retrait des terres contaminées. Un sol et une végétation identiques ont alors été prélevés en dehors de la réserve naturelle, dans une carrière en cours d’extension à quelques kilomètres du site accidenté.

Cette intervention constituait déjà une première en matière de restauration des écosystèmes, laquelle consiste à assister la régénération naturelle d’un écosystème dégradé, altéré ou détruit.

Elle comprenait de nombreuses préconisations écologiques. Entre autres, le transfert de sol devrait être le plus direct possible, sans stockage, et les couches de sol reconstituées à l’identique. L’opération serait par ailleurs menée en période printanière afin de maximiser la germination des plantes et de limiter le dérangement des oiseaux steppiques avant leur période de nidification.

Les premiers résultats se sont révélés significatifs en matière de restauration des propriétés du sol et de la végétation. Cette intervention de génie civil a toutefois entraîné la destruction des cinq hectares du site donneur, occasionnant un coût financier et environnemental considérable. Le transfert de sols a nécessité des dizaines de rotations de camions et l’action d’engins de travaux publics très polluants. Un comble : pour restaurer, on a finalement détruit et pollué !

 

Une solution bio-inspirée

Notre équipe de recherches a donc imaginé un autre type d’ingénierie pour compléter cette opération, privilégiant une solution « fondée sur la nature » ou « bio-inspirée » : pour la première fois au monde, plusieurs dizaines de reines fondatrices d’une espèce de fourmi moissonneuse commune des pelouses sèches méditerranéennes (Messor barbarus L.) ont alors été réimplantées dans la zone précédemment polluée.

Il s’agissait ainsi d’accélérer la recolonisation de cette espèce afin de renforcer sa population mais aussi d’accélérer la restauration de la végétation typique de la plaine de Crau, une sorte de steppe unique en Europe de l’Ouest.

 

Une espèce « ingénieure des écosystèmes »

Pourquoi avoir choisi cette fourmi en particulier ? Des études d’écologie fondamentale menées dans les années 1980 sur les mœurs de M. barbarus nous ont conduit à la considérer comme une potentielle espèce dite « ingénieur des écosystèmes », c’est-à-dire dont la simple présence ou activité a des conséquences majeures sur l’évolution de l’habitat qu’elle fréquente.

Si les castors sont bien connus pour leur action bénéfique sur la diversification des habitats en rivières, bien d’autres espèces d’animaux, de plantes mais aussi de champignons et de bactéries pourraient être manipulés par l’homme pour restaurer telle ou telle composante ou fonction d’un écosystème dans le cadre de sa restauration. Or les ouvrières de l’espèce M. barbarus sont capables de transporter des graines sur des distances de plusieurs dizaines de mètres afin de les stocker dans leur nid.

 

8.000 ouvrières au kilomètre carré

Attention, ce n’est pas parce que de telles manipulations sont écologiques qu’elles sont pour autant sans danger. Il demeure très important de connaître au préalable la place et les rôles de ces organismes afin d’éviter tout effet secondaire indésirable. Par exemple, leur éventuelle prolifération aux dépens d’autres organismes dans le cas où l’ordre d’arrivée ne serait pas respecté au cours d’une opération de réimplantation.

Les fourmis moissonneuses sont des prédatrices de graines mais participent également à leur dispersion. Le long de leur piste, qui mesure 10 à 30 mètres, elles perdent une partie de leur récolte ou la laissent dans des dépotoirs à l’entrée de leur fourmilière, ce qui augmente ainsi localement la densité et la richesse de la végétation.

Les facteurs à l’origine de ces mouvements et dépôts sont encore largement méconnus, mais l’on sait que les fourmis transportent les graines des trois-quarts des espèces végétales herbacées de la steppe, et ce depuis des millénaires. Les nids matures peuvent contenir en moyenne 8.000 ouvrières et occuper une surface de plusieurs mètres carrés pour une densité moyenne d’un nid tous les 1.000 m2. On imagine donc aisément le rôle qu’elles ont joué dans la formation de la steppe au cours du temps, en redistribuant une grande partie des graines au gré de leurs pérégrinations.

 

Les reines changent de trônes

Dans le cas de la plaine de la Crau, nous avons récolté à l’automne 2011, des reines fondatrices, lors du vol nuptial au cours duquel elles sont fécondées. Elles se retrouvent ensuite au sol où elles s’arrachent les ailes puis creusent au plus vite une petite cavité afin d’y constituer progressivement une nouvelle fourmilière.

C’est à cette étape que nous les avons récupérées, sur le sol de la steppe voisine du site accidenté. Elles ont alors été transférées dans des tubes à essai contenant de la ouate humide puis 169 d’entre elles ont été réimplantées dès que possible sur le site à restaurer. De petites cavités ont été creusées à cet effet dans le sol afin d’y déposer chaque reine fondatrice.

Nous avons ensuite recouvert ces renfoncements d’un galet pour les protéger des prédateurs (oiseaux, scolopendres, araignées, autres fourmis) et pour y restituer la chaleur accumulée durant la journée. Six mois plus tard, plus de la moitié des reines avaient survécu et commencé à développer une colonie. Un réel succès, sachant que seule une reine fondatrice sur 1.000 parvient en moyenne à s’installer naturellement.

Cette réussite constitue une première étape indispensable pour valider l’opération. Il est toutefois essentiel que les fourmilières développées à partir de cette transplantation (ou d’une colonisation naturelle) aient finalement une action significative de restauration de la steppe qui préexistait avant l’accident.

 

Des résultats très significatifs

C’est ce que nous avons démontré en 2018, sept années après la transplantation des reines fondatrices. Grâce à leur action de brassage du sol et d’incorporation de la matière organique, la fertilité des sols a été augmentée très significativement là où étaient présents des nids dans la zone restaurée.

Il en va de même pour la végétation car la biomasse, la composition et la richesse y sont plus proches de celles de la steppe avoisinante. Enfin, la réserve de graines viables dans le sol encore appelée « stock semencier » ou « banque de graines » y est aussi significativement plus riche, dense et proche de celle de la steppe que là où aucune fourmilière ne s’est développée.

Indéniablement, les insectes ont bien joué leur rôle attendu d’ingénieurs de l’écosystème en accélérant la restauration du sol et de la végétation pour les ramener vers ceux de la steppe qui préexistait avant l’accident.

 

Lentement, mais sûrement…

Il faudra encore de bien longues années pour que l’ensemble du sol du site soit brassé par l’action de fourmis et que l’intégralité de la structure de la végétation steppique soit restaurée. Elle a elle-même mis plus de 6.000 ans à nous parvenir telle qu’elle est aujourd’hui sous l’action conjuguée du climat méditerranéen, du pâturage ovin et des feux pastoraux.

 

Cette opération aura aussi eu le mérite de mettre en œuvre une véritable ingénierie écologique à une échelle opérationnelle et non plus seulement expérimentale, sur de petites superficies. En cette période où est évoquée la nécessité de créer d’autres relations entre l’homme et la nature, investir dans la recherche permettrait de développer des solutions fondées sur la nature et la bio-inspiration plus applicables et plus durables. Et ainsi de limiter les changements globaux causés par plus d’un siècle d’utilisation à outrance d’un génie civil pollueur et destructeur de précieuses ressources non renouvelables.

 

Cette analyse a été rédigée par Thierry Dutoit, directeur de recherches au CNRS en ingénierie écologique, et ses collègues de l’université d’Avignon François Mesleard, Olivier Blight et Tania de Almeida. L’article original a été publié sur le site de The Conversation.